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[Interview] Dawn, sur la légalisation de l’avortement en Irlande du Nord – Comté d’Antrim

Dawn Purvis légalisation avortement irlande du nord

L’avortement est devenu légal en Irlande du Nord en octobre 2019, un an plus tôt en République d’Irlande. Cela traduit, à mon sens, les changements profonds qui s’opèrent dans la société irlandaise depuis ces dernières années. C’est pour cela que je souhaitais trouver quelqu’un qui accepte d’en parler dans le cadre de mon projet de tour d’Irlande en interviews. Je me suis donc d’abord naturellement tournée vers une association de soutien aux femmes envisageant le recours à l’avortement.

Quand j’ai contacté Alliance for Choice pour savoir si une femme accepterait de répondre à mes questions sur l’avortement en Irlande du Nord, j’étais loin de m’imaginer vers qui cette requête allait me diriger !

Deux semaines après mon premier contact, je recevais un message de Dawn, me disant qu’elle serait heureuse de répondre à mes questions.

Quand on a commencé l’interview, je n’avais aucune idée de la personne à qui j’avais affaire. J’abordais l’entrevue avec précautions cependant, prête à entendre l’expérience probablement douloureuse d’une femme ayant eu recours à l’avortement dans un pays où il était encore illégal jusqu’en octobre 2019.

J’ai vite compris qu’il n’en était rien.

J’ai fait le choix de retranscrire cet entretien en intégral, parce que je voulais garder les mots de Dawn, pour ne rien transformer de son message, celui d’une femme engagée.

Je vous retrouve plus bas, à la fin de cet entretien, pour vous donner mes premières impressions à chaud…

Quelques rappels pour vous aider à mieux comprendre l’interview qui suit :

  • La République d’Irlande dont la capitale est Dublin est un pays indépendant.
  • L’Irlande du Nord fait partie du pays appelé le Royaume-Uni.
  • Le Royaume-Uni est composé de l’Irlande du Nord et de l’île de Grande-Bretagne sur laquelle se trouvent l’Angleterre, le Pays de Galles, et l’Ecosse. Dawn y réfère sous les termes communs de « territoire principal » (« mainland »), ou de « de l’autre côté de l’eau » (« across the water« ).
  • Les accords de paix du Vendredi-Saint qui ont mis fin à la guerre civile en Irlande du Nord ont été signés en 1998.
  • La notion de communauté est très forte en Irlande. Plus que le voisinage, il s’agit de liens sociaux avec souvent une notion d’entre-aide entre gens d’un même milieu lié à un quartier, un village.
  • En Anglais, dans le débat lié à l’avortement, on parle des gens « pro-choice » (pro-choix, pour le droit des femmes à choisir) et des « pro-life » (pro-vie, pour le droit de l’embryon à terminer sa gestation).
  • En République d’Irlande, le référendum pour légaliser l’avortement a eu lieu en mai 2018 et l’amendement constitutionnel est passé en septembre de la même année.


Dawn, peut-être peux-tu commencer par te présenter ?

Oui. Je viens de Belfast, je suis née à Belfast, j’ai grandi à Belfast. J’ai vécu dans le même quartier toute ma vie. Je vis dans la même rue depuis les 40 dernières années. C’est une communauté très petite et très installée. C’est considéré comme un quartier loyaliste, protestant, de classe ouvrière.

Je suppose que mon intérêt pour l’avortement et le droit à la justice pour les femmes a commencé quand j’étais très jeune, à travers une sorte de curiosité d’enfance dans ma propre communauté, en écoutant des adultes, des femmes, parler de jeunes filles qui avaient des soucis, se mettaient dans des situations à problèmes et qui devaient aller quelque part pour régler leurs problèmes. Et en tant que petite fille, je me demandais quels étaient ces problèmes que s’attiraient ces filles, et pourquoi elles devaient souvent s’en aller par bateau à Liverpool pour régler leurs soucis. Parfois, ces filles revenaient, et parfois, elles ne revenaient pas. Et en tant que petite fille, je me demandais pourquoi les filles s’attiraient des ennuis et devaient les régler, et pourquoi les garçons n’avaient jamais ces mêmes genres de problèmes qui nécessitaient d’être solutionnés. C’est seulement en devenant plus âgée que j’ai compris que « les filles qui s’attiraient des ennuis » signifiait qu’elles tombaient enceintes hors mariage, et que le seul moyen de régler ça, était, soit de continuer la grossesse contre leur volonté, ce qui à cette époque provoquait beaucoup de honte sur ces familles, soit d’aller ailleurs pour se faire avorter.

Je me souviens, je devais avoir 8 ou 9 ans quand j’ai su qu’il y avait un homme, pas très loin d’où je vivais, à Belfast, qui avait été médecin mais qui avait été radié de l’ordre des médecins pour homicide involontaire pour avoir procédé à des avortements clandestins. Une jeune femme dans la rue m’avait demandé de venir avec elle alors que j’étais à jouer dans la rue. Elle voulait que j’aille avec elle pour ce qu’on appelle « porter une commission ». Et je suis allée avec elle, elle m’a emmenée dans ce bar d’hôtel, pas très loin d’où j’habitais. Et il y avait cet homme qui portait un imperméable assez sale et qui ne sentait vraiment pas bon. Et elle lui a dit quelque chose, elle a laissé quelques pièces sur le comptoir, et on est parties et elle m’a acheté des bonbons sur le chemin du retour. Et j’ai découvert plus tard que cet homme était le docteur qui avait été radié… En fait, elle était en train de s’organiser pour se faire avorter, par lui. Il était alcoolique, il aimait être payé en alcool, ou qu’on lui laisse des pièces sur le bar pour qu’il puisse se repayer des verres. Elle a survécu. Elle a quitté l’Irlande du Nord, mais elle a eu de la chance de survivre. Et pour beaucoup de femmes à l’époque, ce n’était pas le cas.

Et c’est quelque chose qui m’a toujours tenu à cœur, alors quand j’ai commencé à m’impliquer dans la politique dans les années 90, j’avais besoin, je voulais m’assurer de faire campagne pour ça. Et je l’ai fait, pendant des années, lorsque j’étais dans la politique. Et ensuite, quand j’ai arrêté la politique en 2011, j’ai eu beaucoup de chance qu’on me propose le poste de directrice d’Irlande du Nord pour Marie Stopes International (ndlr – Marie Stopes se définie comme « une organisation caritative qui aide les femmes et les hommes du Royaume-Uni à choisir si et quand ils ont des enfants »). J’ai été très contente d’ouvrir la première clinique sur l’île d’Irlande qui offrait des services intégrés pour la santé sexuelle et de procréation et qui aidait pour les avortements médicaux précoces jusqu’à 9 semaines, une décision très controversée à l’époque. Mais j’étais très, très contente de faire ça, et donc j’ai fait ça pendant quelques années. Ensuite, j’ai continué ma route, je suis impliquée avec Alliance for Choice depuis un long moment maintenant, et j’en suis actuellement la directrice générale. Donc j’ai travaillé sur un certain nombre de campagnes en faveur de l’avortement depuis assez longtemps en fait.

C’est très intéressant de t’écouter, Dawn… Je suis surprise de t’entendre dire que lorsque tu étais enfant, c’était un sujet dont tu entendais parler, parce qu’habituellement, et pas seulement en Irlande du Nord, c’est un sujet qui reste assez tabou. Est-ce que c’était un sujet dont on parlait souvent alors, lorsque tu étais enfant ?

Non. Non, on n’en parlait pas. Mais les seuls moments où on en parlait, c’était quand « quelqu’un s’attirait des problèmes ». Et c’est alors qu’on décrivait la situation, tu vois. Genre « ta cousine s’est attirée des ennuis », ou « ta tante s’est attirée des ennuis », ou « une jeune fille en bas de la rue s’est attirée des ennuis » … Et il y avait comme un « réseau silencieux » de femmes dans la communauté, qui savait quand le docteur était disponible, qui savait où aller et comment le contacter. Mais après ça, quand il n’a plus été disponible, il s’agissait de savoir comment aller à Birkenhead Clinic, en Angleterre (ndlr – à Liverpool), et de récolter l’argent, les fonds pour envoyer la fille, ou la femme, « de l’autre côté des eaux ». Et tu vois, à cette époque, il n’y avait pas d’endroit où tu pouvais aller pour avoir du soutien et des conseils. Il fallait passer par le réseau et la communauté. Pour une femme qui se retrouvait en situation de détresse, et ne savait pas vers qui se tourner, elle n’avait pas d’autre choix que de continuer la grossesse.

Je me souviens avoir parlé à un certain nombre de femmes plus âgées, quand j’étais en campagne en tant que politicienne et que je soulevais la question du droit à l’avortement pour les femmes, beaucoup de femmes plus âgées au sein de ma propre communauté, m’ont dit :

– On n’avait pas le choix quand on avait ton âge. On avait encore des enfants jusqu’à la fin de notre quarantaine parce qu’on n’avait pas le choix, et on aurait aimé avoir le choix.

Donc je savais qu’il y avait un immense soutien ici pour que ça change, mais à cause de l’ambiance toxique qui avait été créée par les groupes et les politiciens « anti-choix ». Les gens avaient peur, avaient trop peur d’en parler. Mais pourtant quand j’ai pris le poste pour Marie Stopes, les gens venaient me voir de partout pour me raconter leur histoire. Des histoires positives comme des histoires horribles. Comme une femme qui avait essayé de se suicider parce qu’elle ne pouvait pas avorter… Et tu vois, j’ai réalisé qu’il fallait qu’on écoute les histoires des femmes, pour pouvoir changer les attitudes à travers l’Irlande.

Tu m’as dit que t’avais commencé très tôt à t’impliquer dans la politique pour le droit des femmes, et à parler de l’avortement. Quand tu as commencé, comment est-ce que les gens ont réagi autour de toi, de voir une femme parler publiquement de l’avortement ?

A vrai dire, la haine et les attaques venimeuses qui m’étaient destinées ont été un vrai choc au début. J’ai reçu des lettres anonymes, des images très méchantes, des lettres, et tout ça par la poste, de la part de soi-disant chrétiens qui utilisaient du langage très cru me menaçant de toutes sortes de choses vraiment horribles. Je savais que c’allait être une lutte difficile mais je devais le faire, tu sais… Parce que les femmes n’avaient pas de voix, elles n’avaient pas de voix, pas de choix… et j’ai réalisé assez tôt que les femmes qui avaient de l’argent avaient le choix, et que les femmes qui n’avaient pas d’argent avaient des bébés. Et ça me choquait.

J’ai commencé à parler aux femmes, et à des groupes de femmes, des femmes politiques tournées vers le changement des mentalités, ainsi qu’à des groupes professionnels comme le Royal College of Midwives (association britannique des sages-femmes), des généralistes, d’autres docteurs, des infirmières… Parce qu’ils ne sont pas fermés au sujet de l’accès à l’avortement pour les femmes. Et je savais qu’il y avait plein de gens dans les communautés qui se taisaient, qui ne disaient rien, mais je savais qu’on devait faire quelque chose pour responsabiliser les gens, afin de les aider à parler publiquement. Et l’une des choses qui m’a inspirée pour rejoindre le parti politique que j’ai rejoint, était parce qu’ils avaient une politique de « pro-choix », en faveur du choix. Et c’était la première fois que je voyais un parti politique en Irlande du Nord qui ne cachait pas le fait qu’ils étaient en faveur du droit à l’avortement. Et comme ils avaient une politique de parti « pro-choix », je voulais que cette politique soit une politique proactive. Je voulais que le parti soutienne activement le changement pour la législation en faveur du droit à l’avortement en Irlande du Nord, et pas simplement de dire « voilà, ça fait partie de notre politique de parti », mais de faire des actions concrètes à ce sujet-là. Donc l’une des premières choses que j’ai faites avec des collègues au sein du parti, a été de présenter une motion lors d’une conférence du parti pour changer cette politique. Et on s’est retrouvés face à pas mal d’opposition, de la part d’hommes au sein du parti, pas de la part de beaucoup de femmes. Des hommes s’opposaient à cette nouvelle politique pro-active, certains menaçaient de quitter le parti. Ils disaient qu’ils étaient « pro-vie» et je leur disais :

– Mais si vous êtes pro-vie, pourquoi est-ce que vous avez rejoint un parti avec une politique en faveur du droit à l’avortement ?

Dawn, juste pour m’aider à me resituer dans le temps, quand est-ce que c’était ?

C’était en 1997. Et donc la politique est passée et je pense que ça a libéré beaucoup de femmes au sein du parti, pour parler des politiques publiques. C’est à peu près à ce moment-là qu’un certain nombre de groupes « anti-choix» ont commencé à se répendre en Irlande du Nord. Et ils étaient juste malsains en termes de regards publics. A l’époque, on avait vraiment l’impression d’être une voix isolée. L’une des agences de soutien pour les femmes qui étaient en situation de crise avec leur grossesse a été brûlée lors d’une attaque qui a été attribuée à l’un des groupes qui ne voulaient pas de l’accès à l’avortement. Il y a eu des intimidations de conseillers qui soutenaient les femmes en situation de crise, et puis des piquetages et des manifestations ont commencé, aussi devant les plannings familiaux et aussi envers une association qui s’appelait à l’époque Brooke, et qui était un service de santé sexuelle et de procréation auprès des jeunes. Et donc ils ont commencé à se faire piqueter aussi par ces fanatiques « anti-choix » et religieux.

Donc à nouveau, on essayait d’avancer avec précautions à travers tout cette toxicité, beaucoup de choses méchantes et de discussions qui polarisaient… C’était vraiment une période difficile.

Donc tu as commencé alors que l’Irlande du Nord était encore dans la période de Troubles, de guerre civile. Tu es d’une communauté loyaliste, protestante. Dans les années 90, ou même au début des années 2000, est-ce qu’il y avait beaucoup de femmes catholiques qui venaient te voir ? Parce que tu m’as dit que tu étais l’une des rares personnes qui parlait publiquement à l’époque...

Oui, j’ai rencontré pas mal de femmes catholiques qui avaient avorté, qui avaient aidé des membres de leur famille à avoir recourt à l’avortement, et qui pouvaient me dire en privé :

– On est totalement d’accord avec ce que vous faites, continuez ! 

… Et ce genre de choses. Sinon il y avait des femmes qui étaient impliquées dans des réseaux au sein de leur propre communauté dans les quartiers catholiques, et certaines pouvaient être des politiciennes républicaines également qui me disaient :

– C’est vraiment bien que tu parles de ça ! continues, on ne peut pas vraiment en parler, mais on est vraiment contentes que tu en parles, parce qu’il faut en parler !

Donc en privé, beaucoup de gens nous montraient leur soutien. Je me souviens un jour où j’étais dans le bureau de ma circonscription, et une femme catholique est entrée. Elle avait un petit badge avec une paire de petits pieds dorés, qui est le symbole « pro-vie ». Et elle est venue pour me parler, elle voulait de l’aide pour sa fille, pour qu’elle se fasse avorter « de l’autre côté des eaux ». Elle me demandait de lui dire vers où et qui s’orienter parce qu’elle n’en avait absolument aucune idée, et qu’elle n’avait jamais imaginé que ça pouvait lui arriver. Mais maintenant que sa fille était dans cette situation, elle en comprenait la réalité et voulait aider sa fille. Donc j’ai pu lui fournir ces informations, ce qui n’était pas illégal à ce moment-là.

Tu veux dire que fournir des informations pour se faire avorter n’était pas illégal, mais de procéder à l’avortement était illégal, c’est ça ?

On pouvait seulement procéder à l’avortement en Irlande du Nord dans des circonstances très strictes (ndlr – quand la vie de la femme était en danger). Et on interrompait la grossesse à l’hôpital, c’était fait par des obstétriciens. En Irlande du Nord, pour accéder à ces services, il fallait que votre médecin généraliste vous y réfère. Et beaucoup de généralistes en Irlande du Nord faisaient barrière et leurs propres croyances religieuses entraient en ligne de compte et ils n’aidaient pas ou ne soutenaient pas les femmes dans ces situations.

L’avortement en Irlande du Nord a été légalisé très récemment, en Octobre 2019. Comment est-ce que tu expliques que c’a pris si longtemps pour que ce soit légalisé en Irlande du Nord, alors que c’a été légalisé depuis des décennies dans beaucoup de pays européens ?

En Irlande du Nord, beaucoup de noms de villages commencent par « Bally ». Je parle souvent de l’Irlande du Nord comme « Bally goes backward » (ndlr – Bally régresse, recule). Parce que pendant les conflits, on était presqu’enfermés dans une distorsion temporelle par rapport à ce qui se passait ailleurs dans le monde, et donc les conflits font que le temps est figé. Les gens sont paralysés par la peur, les débats politiques ne parlent que des causes du conflit, du jeu d’accusations, et très rarement les leaders avaient des discussions sur l’espoir et le futur et tout le reste… ça, c’est arrivé plus tard. Et pendant cette période où le temps était figé, tous les débats qui se passaient ailleurs dans le monde, en Europe, etc., sur la progression du droit des femmes et tout le reste, ça ne s’est pas passé en Irlande du Nord ! Tu vois, il y avait un tout petit mouvement pour le droit des femmes qui a essayé et fait de son mieux mais quand on en venait à la politique, il ne s’est rien passé parce qu’ils revenaient tout le temps aux questions nationales, aux questions constitutionnelles à propos du Royaume-Uni ou de l’Irlande Unie, et si t’essayais de parler de l’égalité pour les femmes ou des droits des femmes ou des droits à la procréation, c’était toujours :

– Plus tard ! oui, Plus tard !

Et donc, alors que le reste du monde a avancé, l’Irlande du Nord est restée coincée. Et je pense que c’était plus vers la fin des années 90, quand on a commencé à parler des accords de paix du Vendredi-Saint et tout ça, qu’on a commencé à voir une influence de travailleurs étrangers, et soudainement l’Irlande du Nord s’est réveillée. Il se passait cet énorme changement, et personne pour gérer tout ça. Donc il y a eu beaucoup de choses qui se sont passées très vite, avec lesquelles les gens avaient du mal. Je pense que de toute façon on allait toujours essayer de rattraper le retard, et ensuite, ironiquement, quand on a eu notre propre parlement, notre propre décentralisation, nos politiciens sont devenus obsédés du contrôle. Ils voulaient centraliser le pouvoir, le garder. Ils ne voulaient pas que les gens l’aient. Ce n’était pas vraiment ouvert et généreux envers la démocratie.

Je me souviens en 2014, 2015… Les partis n’avaient jamais parlé ouvertement de l’avortement. Beaucoup de partis n’avaient même pas de politique au sujet de l’avortement. Et donc on a commencé à voir des partis déterminer leur propre politique de parti sur le sujet. C’était la toute première fois que le DUP (Partie Démocrate Unioniste) l’incluait dans son manifeste et il ne l’avait jamais fait avant, c’était inexistant. Alors je savais que le changement arrivait, et ça arrivait doucement. Les associations comme Alliance for Choice commençaient à se faire entendre et ouvrir les mentalités des politiciens, qui commençaient à écouter les femmes, leurs histoires. C’est à ce moment-là qu’on a commencé à ouvrir le débat, et les discussions autour de ça. On savait que ça prendrait quelques années de plus pour l’intégrer.

Mais s’il n’y avait pas eu la campagne à Westminster, de la part d’Alliance for Choice et d’autres qui se sont déplacés à Londres, pour dire au gouvernement et aux politiciens à Londres :

– Il faut que vous changiez la loi en Irlande du Nord, il en est de votre responsabilité pour les droits des femmes. Vous êtes membres des Nations Unies. Vous avez la responsabilité de la Convention Européenne, d’implémenter la Convention des Droits de l’Homme de manière continuelle à travers les provinces. Vous ne pouvez pas laisser une partie de ces îles avec moins de restrictions.

Et je pense que c’est à ce moment-là que le message a commencé à passer.

Mais au fait, c’est vrai ! Il me semble que le droit à l’avortement est légal en Angleterre, en Ecosse et au Pays de Galles depuis un bon moment, n’est-ce pas ?

Oui, tout à fait. Ça fait 53 ans que c’est légal sur la « mainland », (la grande île). Et désormais il y a des campagnes sur la « mainland » pour décriminaliser complètement l’avortement.

J’espère que j’ai expliqué clairement pourquoi l’Irlande du Nord était si coincée dans sa situation ?…

Oui, complètement ! Est-ce que tu as des estimations chiffrées sur le nombre de femmes qui traversaient chaque année pour aller avorter en Grande-Bretagne avant 2019 ?

Oui, oui ! On a mené une campagne qui s’appelait « 40 femmes par semaine », parce qu’on savait qu’au moins 40 femmes par semaine voyageaient depuis l’Irlande du Nord vers l’Angleterre. Les chiffres officiels en République d’Irlande étaient de 5 000 femmes par an et pour l’Irlande du Nord, entre 1 000 et 1 200 femmes par an, qui allaient en Angleterre pour avorter.

Ensuite en 2017, le gouvernement britannique a fait un amendement lors du discours de la Reine pour que le gouvernement s’engage à permettre des avortements gratuits, sécurisés et légaux pour les femmes venant d’Irlande du Nord vers l’Angleterre. Et durant cette première année où ce service était mis en place, ce sont plus de 1 500 femmes qui sont venues d’Irlande du Nord pour avorter en Angleterre. Donc les groupes « anti-choix » avant avaient pour argument de dire que les chiffres étaient faibles en Irlande du Nord grâce aux lois soi-disant « pro-vie ». Mais en réalité ce qu’on a constaté avec ce service gratuit et légal mis en place et l’augmentation du nombre de femmes qui allaient en Angleterre, c’est qu’en fait les femmes avaient accès aux pilules abortives sur internet depuis longtemps, et qu’elles le faisaient depuis de nombreuses années… Parce que c’était moins cher pour elle, elles n’avaient pas besoin de voyager jusqu’en Angleterre, et elles pouvaient les prendre à la maison, en sécurité. Et donc avant, les femmes qui allaient en Angleterre, c’était plutôt, soit les femmes qui avaient plus de moyens, ou les femmes les plus vulnérables qui ne savaient pas comment faire autrement. Les chiffres des services de santé en Angleterre semblaient montrer une baisse du nombre de femmes venant d’Irlande, mais en réalité ça traduisait une augmentation des prises de ces pilules abortives commandées sur internet.

Donc c’est désormais légalisé en Irlande du Nord depuis quelques mois. Comment est-ce que la loi est implémentée ? Est-ce qu’on peut donc désormais avoir recours à l’avortement en Irlande du Nord ?

Oui, oui tout à fait. Il y a un service d’avortement précoce médicalisé pour les femmes, ils se tiennent dans les cliniques de santé sexuelle et génésique. Et il y a un service d’avortement chirurgical dans un ou deux de nos hôpitaux. On savait qu’il y a toujours eu des cliniciens, des sages-femmes, des médecins qui souhaitaient opérer ce service. Mais l’une des difficultés que nous avons eu est avec notre Ministère de la Santé, qui a des champs pour commissionner des services. Donc l’accès à certains de ces services sous certains aspects est limité. On n’a pas encore l’accès à ces services aussi largement qu’on le voudrait. Et il y a des femmes qui passent à travers les failles du système et qui sont encore obligées d’aller en Angleterre, même si les recommandations sont qu’aucune femme ne devrait être obligée de voyager vers l’Angleterre ou n’importe où pour ça. Mais parce qu’on n’a pas les services de commission du Ministère de la santé ou des services de santé, malheureusement il y a des femmes qui doivent encore aller en Angleterre. C’est comme en République d’Irlande, d’ailleurs. Il y a un une date limite pour les interruptions de grossesse anticipées et ce sont les femmes les plus vulnérables qui se présentent après ces dates, par exemple celles qui sont confinées chez elles par des partenaires qui abusent d’elles ou des femmes qui tombent enceintes après des crimes sexuels et qui n’avaient pas réalisé qu’elles étaient enceintes… donc oui, il y a encore ces femmes qui vont en Angleterre.

Comment est-ce que l’avortement est perçu désormais en Irlande du Nord depuis que c’a été légalisé ?

J’ai vu les comportements changer en Irlande du Nord depuis les dix dernières années. Et plus on en parle, et plus les gens deviennent raisonnables et ouverts, et écoutent les expériences des femmes qui ont fait face à une grossesse en détresse. Ils deviennent plus compréhensifs et plus ouverts vis-à-vis de ce problème. Il y a aussi ceux pour qui tu ne pourras jamais changer la mentalité à ce sujet, et ça inclut des groupes « anti-choix », certains responsables religieux, et malheureusement aussi certains de nos politiciens qui, nous le savons, travaillent pour secrètement renverser cette loi, qui essaient de restreindre les services, qui essaient de trouver des failles ou des pratiques illégales pour faire stopper ces services. Ces gens-là n’arrêtent pas… Donc oui, on est arrivé là où on en est aujourd’hui, mais on doit être vigilants et il faut qu’on fasse attention et on doit s’assurer que non seulement les services que nous avons restent en place, mais aussi faire en sorte que ces services soient accessibles à toutes les femmes et nous assurer que ceux qui ne veulent pas de ça n’y arrivent pas.

En t’écoutant, je comprends que c’est un combat qui ne s’arrête jamais. Est-ce que tu as tout de même l’impression d’avoir accompli quelque chose après toutes ces années ?

Oh my goodness ! oui ! Oui, tu vois, je vois un certain nombre de choses qui se sont mises ensemble pour créer une sorte d’effet boule de neige en quelque sorte. C’était une succession d’évènements sur une période de temps assez courte, finalement, quand on pense au temps depuis lequel les femmes ont fait campagne pour ça. En fait, cette combinaison d’évènements a commencé je pense quand Marie Stopes a ouvert une clinique à Belfast en 2012, et puis l’association de planning familial qui a poursuivi le Ministère de la Santé en justice et qui les a obligés à publier des directives sur les interruptions de grossesse en Irlande du Nord pour les professionnels de la santé. Puis, il y a eu un petit nombre de femmes qui se sont ensuite faites entendre un an après ça, quand on leur a dit qu’elle ne pouvait pas avoir accès à l’avortement en Irlande du Nord, et qui ont publiquement raconté leurs histoires en disant que ce n’était pas normal, que ça ne devrait pas arriver… Et ensuite, il y a eu la commission des Droits de l’Homme qui a poursuivi le gouvernement en justice… Donc on a eu une série d’évènements très publics, avec aussi le décès de Savita Halappanavar à Galway, qui a complètement anéanti toute l’île (ndlr – décédée en 2012 à la suite du refus de l’hôpital de Galway de procéder à sa demande d’avortement suite à une fausse couche incomplète, refus justifié par le fait que c’était contraire à la loi Irlandaise).

Et ensuite, bien sûr, on a eu les deux référendums dans la République. Le référendum sur le mariage égalitaire pour tous et ensuite le référendum sur l’avortement. Je pense que d’entendre ces deux demandes jointes l’une à l’autre en République, et d’entendre les femmes et les médecins parler publiquement de ça dans la République, a vraiment eu un impact sur toute l’île.

On a vu publiquement des politiciens en République d’Irlande qui précédemment avaient des points de vue très marqués soudainement changer d’avis. Et on a vu que c’a fait un effet de ricochets sur les partis en Irlande du Nord. Parce que plus particulièrement les partis républicains en Irlande du Nord, ceux qui sont pour une Irlande Unie, ont commencé à voir qu’ils ne pouvaient plus tenir leurs positions en rapport à la santé des femmes et à l’avortement. Certains ont changé de visage en une fraction de seconde quand le référendum est passé en République, pour d’autres c’a pris un peu plus de temps parce que les membres de leur parti sont un peu plus sensibles.

On n’est pas encore arrivé là où on voudrait être, mais, tu vois, on va dans la bonne direction.

Quel est justement ce que vous voudriez atteindre ?

Je pense, la décriminalisation totale en ce qui concerne la santé de la femme. Tu vois, il n’y a aucune criminalisation pour ce qui est de la santé de l’homme. Il faut qu’on arrive à la décriminalisation de la santé de la femme, parce que l’avortement est quelque chose qui se passe entre une femme et son médecin, et qu’il en reste ainsi.

Ma dernière question, Dawn : quel est le rôle d’Alliance for Choice de nos jours en Irlande du Nord ?

Alliance for Choice est là depuis très longtemps. Quand je travaillais pour Marie Stopes, c’est là où j’ai trouvé mes premiers bénévoles pour aider et soutenir les femmes qui venaient à la clinique. Ils font beaucoup de travail de terrain. Ils mènent des campagnes, ils établissent des politiques, ils forment et éduquent. Ils mènent actuellement un projet de développement de réseau pour les sages-femmes (appelées « doula » en Irlandais), afin qu’elles assistent localement les femmes dans la communauté pendant le processus d’avortement. Il s’agit de former des femmes à prendre soin d’autres femmes pendant un avortement. Que ce soit si cette femme prenne des pilules par internet ou qu’elle aille vers nos services publics et ait besoin de soutien.

On aide encore des femmes à avoir accès à l’avortement en Angleterre parce que toutes les femmes ne peuvent pas encore y avoir accès en Irlande du Nord, pour des raisons x ou y. A nouveau, c’est en général parmi les femmes les plus vulnérables de notre société. Et on éduque toujours, on a des classes d’éducation avec beaucoup de bénévoles. On a des ateliers pour les gens qui veulent parler de l’avortement. On travaille avec des gens de partout dans le monde, à l’international, que ce soit là où l’avortement est restreint ou où l’on essaye de le restreindre comme en Pologne, Malte ou Gibraltar ; On travaille avec des collègues sur l’Ile de Man. On va là où on pense que c’est évident. Mais on est très conscient qu’on a encore beaucoup de travail à faire ici. On travaille encore avec nos sœurs dans la République parce qu’il y a encore énormément de travail à faire en République d’Irlande, et bien sûr, on travaille toujours sur Westminster, sur la campagne de décriminalisation.

Donc voilà, on n’a pas fini notre travail, et comme je l’ai dit précédemment, on reste vigilants afin que la loi ne change pas sur ce que l’on a réussi à accomplir en Irlande du Nord.


Après cette interview, il m’est paru évident que j’avais parlé là à une figure publique, et même, politique.

Je me suis empressée de taper son nom sur Google, Dawn Purvis. J’ai découvert une page Wikipédia, et de nombreux articles de presse.

Même si aujourd’hui elle a quitté le monde de la politique, Dawn est une femme politique au sens premier du terme : son engagement profond est pour la cité, la communauté.

Je ne m’attendais absolument pas à avoir une telle personne face à moi, à en apprendre autant, et pas seulement sur la légalisation de l’avortement en Irlande du Nord.

En tant que femme, et qui plus est de femme qui vit en Irlande, je vous le confie, cet entretien m’a particulièrement touchée, et il m’a fallu quelques heures pour reprendre mes esprits.

Si vous avez trouvé cet article intéressant, n’hésitez pas à le partager ou à laisser un commentaire ci-dessous. C’est un sujet délicat, je le sais, et pas seulement en Irlande. Mais je crois que les mots de Dawn méritent d’être entendus, bien au-delà de l’Ile d’Irlande.

Posted in La vie en Irlande, Portraits, interviews

2 Comments

    • Aurélie Gohaud

      Tout à fait. Et merci d’avoir lu cette interview jusqu’au bout. 🙂 Je sais que le sujet n’est pas facile, mais ce témoignage est d’une grande valeur pour comprendre l’Irlande d’aujourd’hui.

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