Eddie Lenihan est conteur, ou seanchaí (terme irlandais désignant les conteurs du folklore irlandais), auteur, mais aussi le gardien de la mémoire irlandaise, celle des anciens, quasiment perdue, comme Eddie me l’a confié dans cette interview qui suit.
Eddie est également une personnalité publique en Irlande, à qui on fait régulièrement appel pour son expertise sur le folklore irlandais. Il va dans les écoles transmettre, conter oralement les histoires de « fairies », de l’Autre Peuple comme il l’appelle. Le folklore irlandais, loin des contes Disney, n’a aucun secret pour lui, lui qui a passé sa vie à collecter les témoignages des anciens, des traditions et histoires qui s’étaient transmises jusqu’alors à l’oral, comme il était coutume en Irlande depuis toujours.
Originaire du Kerry, c’est donc Eddie que j’ai choisi comme personne à interviewer pour le comté du Kerry, dans mon Tour d’Irlande en 32 interviews, de 32 irlandais, de 32 comtés différents. Et ce, même s’il vit désormais dans le comté de Clare, où je suis allée le rencontrer. 😉 Mais comme il me l’a dit lui-même :
– C’est bien dans le comté du Kerry où j’ai commencé à recueillir mes premiers témoignages, alors ça fait sens que tu m’attribues pour le comté du Kerry.
Ma rencontre avec Eddie est l’une de celles que je ne peux partager autrement qu’en retranscrivant principalement ses paroles, mot pour mot. Même si je ne peux mettre dans cet article de blog tous les sujets abordés lors de notre entrevue, ce qui suit contient un témoignage riche et précieux sur bien des aspects, notamment pour des francophones qui s’intéressent à la culture et au folklore irlandais, à l’histoire irlandaise, et qui ne peuvent pas toujours y avoir accès, faute de maîtriser la langue anglaise.
Eddie m’avait donné rendez-vous à l’extérieur de la cour de récréation de la petite école de son village. Lorsqu’il est arrivé me chercher, à pied, c’était l’heure de la pause pour les enfants de l’école. A la seconde où ils l’ont aperçu, tel un nuage d’éperviers, ils se sont tous précipités vers lui, en criant, en riant, Eddie répondant en faisant semblant de les effrayer. Je savais Eddie populaire auprès des enfants pour ses livres de contes irlandais, j’ai pu constater dès les premiers instants de notre rencontre qu’il l’était aussi pour sa personne. Chouettes premiers instants.
C’est à pied donc que nous avons rejoint sa maison et, une fois installés dans son salon, tasse de thé en main, dans la bonne odeur du poêle, j’ai pu commencer à questionner Eddie, et surtout, à écouter cet homme extrêmement intéressant.
– Eddie, est-ce qu’on peut dire que tu es sans doute la personne en Irlande qui a la plus grande collection de témoignages, d’enregistrements sur le folklore irlandais ?
– En fait, le service de folklore de l’Université de Dublin possède bien sûr une énorme quantité d’archives de matériaux collectés, car leur collection remonte aux années 1930. La différence, bien sûr, c’est que la leur a été constituée avec des fonds du gouvernement et recueillie par différents collecteurs de tout le pays.
De mon côté, je ne suis qu’un individu qui s’est intéressé à cette question qui est née, assez curieusement, d’un accident si je puis dire, parce que je passais mon diplôme de phonétique à l’université de Galway. Et en écoutant ces gens parler dans le cadre de mon sujet de phonétique, à l’origine pour entendre cet accent, ce son en particulier, j’ai découvert qu’ils racontaient des histoires sur des choses dont je ne savais rien. Des histoires sur les générations précédentes. Sur ma propre paroisse (ndlr – dans le comte du Kerry). Parce que c’est là que j’ai commencé, chez moi, dans le Kerry. C’est une chose terrible, de découvrir que dans ta propre paroisse, dans un endroit que tu connais bien, que tu penses connaître, tu ne sais rien ! Tu ne sais rien de ce que telle ou telle personne a fait dans sa jeunesse. Et leurs parents, et leurs grands-parents. Et tu te sens comme un idiot !
Mon père était fabricant de harnais et tous les fermiers devaient venir le voir, donc il savait qui était susceptible d’être utile pour ce que je voulais, intéressant. Mais comme je l’ai dit, dans le Kerry, quand j’ai commencé à enregistrer, quand j’ai découvert à quel point la première personne était intéressante… Cette 1ère personne, elle avait 90 ans. Elle était capable de me ramener presque au siècle précédent.
Très vite, Eddie me révèle qu’il est actuellement en cours d’écriture d’un nouvel ouvrage, sur lequel il travaille depuis cinq ans, au titre provisoire « Military memories » (« souvenirs militaires »).
– Les Irlandais n’ont pas servi dans l’armée britannique par amour du roi et de la patrie et toutes ces sornettes ! Ils ont servi à cause de la pauvreté, de la pauvreté chez eux. Il n’y avait rien ici, rien ! De grandes familles, pas d’argent. Tout comme la raison pour laquelle ils sont allés en Amérique. C’était un moyen de gagner leur vie.
Dans ce livre, et je le dis dans l’introduction, je garde tout ce que les gens m’ont dit dans leurs propres mots. Parce que tout sur ces guerres a déjà été écrit maintes et maintes fois, maintes et maintes fois. Tout a été écrit. Les documents sont tous là. Mais ce qui n’est pas là, et qui n’a jamais été là, c’est ce que les gens m’ont dit, avec leurs propres mots. C’est la différence, j’espère, avec ce livre. Ce que les gens ont dit eux-mêmes de ces guerres. Qu’il s’agisse de la première guerre mondiale, de la guerre des Boers, de la deuxième guerre mondiale, de la guerre agraire en Irlande, de la guerre d’indépendance, des Black and Tans, …
Et des témoignages, des récits d’anciens, Eddie en a de nombreux, qui permettent même de remonter quelques siècles en arrière… Jusqu’à l’époque de Cromwell.
– Cromwell n’est jamais venu aussi loin qu’ici. Ce sont ses subordonnés qui sont venus. Tous les châteaux qui ont été détruits, c’étaient les ordres de Cromwell. Mais les gens soulignent encore les choses qu’il a faites ! C’est dire à quel point il était présent dans les mémoires.
Cromwell a laissé une marque terrible dans notre pays, parce qu’il était raciste. Il détestait les catholiques, il détestait les Irlandais comme tant d’Anglais à l’époque, à cause de cette terrible religion qu’on pratiquait… Je compare toujours Cromwell à Hitler. Il détestait les Irlandais comme Hitler détestait les Juifs. Et je le pense vraiment. C’était ce genre de raciste. C’était un grand soldat ! Mais c’était un terrible bigot ! Même les Anglais l’admettent. La campagne d’Irlande a été une tâche dans l’histoire de son ministère, sur sa propre histoire. Ce qu’il a fait en Irlande était une chose terrible. C’est pourquoi on s’en souvient encore. Et j’ai des déclarations de personnes, de l’ancienne génération. La jeune génération ne sait rien !
– C’est l’une des questions que je voulais te poser. Durant une grande partie de ta vie, tu as collecté des témoignages auprès des gens plutôt âgés apparemment, mais de nos jours, est-il facile de trouver de tels témoignages, mis à part auprès des personnes âgées ?
– Je considère toujours que les personnes de moins de 70 ans ne sont pas utiles pour ce que je cherche. Que ce soit pour les contes de fées ou les récits historiques. Toute personne de moins de 70 ans ne les trouve que dans les livres. Et ceux qui les trouvent dans les livres ne m’intéressent pas. Je pourrais le faire ! Je cherche des choses qui ont été transmises.
– Comment expliques-tu que ces choses qui avaient été transmises jusqu’à présent aient été perdues au fil des dernières décennies ?
– Ah ! C’est comme en France ou ailleurs. Regarde l’influence de la télévision. Et l’influence de l’Amérique ! L’influence de l’Amérique nous a vraiment pervertis ! Vraiment pervertis ! Qu’on l’admette ou non. Même la façon dont nous parlons anglais. On parle américain désormais. Je l’ai observé au cours de ma vie, même si je ne suis pas trop vieux.
L’influence de l’irlandais sur l’anglais, la façon dont on parlait anglais autrefois en Irlande était constamment influencée par l’irlandais. Tout ça a disparu ! Il reste quelques idiomes, mais comparé à ce que c’était avant ! C’était énorme ! Si mes propres enfants m’entendaient parler comme les personnes âgées parlaient anglais autrefois, ils me regarderaient en disant « Qu’est-ce que tu dis ? ». C’est énorme la perte qui s’est produite en une génération… à cause de la télévision.
Je ne sais pas s’il y a un remède à cela. Ici, la langue irlandaise, comme le français en France, aurait aussi été une grande barrière si nous l’avions eue. Mais nous ne l’avons pas !
Eddie continue :
Tu vois, le public américain est très bon mais nous, ici en Irlande, nous avons tendance à en rire. On ne devrait pas ! Parce que c’est un public très intelligent.
– En effet, ils sont bien éduqués et s’intéressent de près à l’Irlande, ils font souvent de nombreuses recherches à son sujet.
– Oui. Et très souvent, ils en savent beaucoup plus sur notre culture que nous n’en savons nous-mêmes ! Lorsque je raconte des histoires à un public américain, je dis souvent que l’Irlande est juste un petit bouton sur le cul de l’Europe ! Et nous sommes là, coincés entre 2 grandes cultures, l’Angleterre et l’Amérique, parlant la même langue ! Donc nous devrions faire un effort supplémentaire pour parler notre propre langue, l’irlandais. Et nous ne le faisons pas !
– C’est très intéressant, parce que pas plus tard qu’hier soir, je parlais avec un homme d’une soixantaine d’années. Il disait qu’il aimait voyager, aller au Portugal, mais qu’il aurait dû apprendre une autre langue à l’école plutôt que l’irlandais, parce que l’irlandais était inutile. Il était très véhément à ce sujet, sur le fait que ce soit inutile. Et ça, je l’ai entendu tellement de fois de la part d’Irlandais ! Et je ne suis absolument pas d’accord, car une langue fait partie de ton identité, de qui tu es, permet de comprendre d’où tu viens, c’est une partie de ta culture.
– Tu n’arriveras pas à convaincre la plupart des Irlandais de la valeur de la culture. Les Irlandais, s’il n’y a pas une valeur pécuniaire… Tu oublies ! Et pour moi, ça, c’est l’héritage d’avoir été sous l’influence et la domination de l’Angleterre. En 100 ans d’indépendance, on n’a pas appris ça. Nous avons 100 ans d’indépendance cette année, et nous avons toujours les mauvaises influences de l’empire britannique. C’est une chose sérieuse, ce passé et ses conséquences.
Si cet article vous intéresse, vous pouvez aussi lire l’interview de Sinéad pour le comté de Louth, avec son regard d’Irlandaise revenue au pays après 18 ans d’expatriation.
– D’où vient ton intérêt du monde des fées irlandaises ou des « petits gens », « petit peuple » comme on les appelle ?
– Ho ! C’est assez facile de dire où mon intérêt pour les fées a commencé ! Et d’ailleurs ce ne sont pas des petits gens, un petit peuple. Ce ne sont pas du tout les petits gens ! Cette idée que les fées sont les petits gens est complètement fausse. Pas les fées irlandaises.
Je me souviens d’un homme que j’ai connu pendant plus de 30 ans, il avait un peu moins de 100 ans quand il est mort. Et j’avais l’habitude de lui rendre visite régulièrement parce qu’il était l’un de ces hommes, … Car les hommes étaient ceux qui contaient en Irlande. C’était un truc social, les hommes étaient ceux qui racontaient. Et ce n’est que lorsque les hommes mouraient que la femme sortait de sa boîte, comme on peut dire. Parce que tout ce que le mari savait, elle le savait. Dans les anciennes générations, c’est comme ça que les choses avaient tendance à se passer. Ce n’est plus le cas aujourd’hui ! (rires)
Cet homme n’était pas marié du tout, c’était juste un vieux célibataire, un homme très gentil et un homme très intéressant, très cultivé. Et un bon chanteur.
J’avais demandé «À quoi ressemblent-ils ? » et je me souviens de lui, je me souviens de lui très, très bien, et puis je me souviens de son regard, et il ne m’a pas répondu pendant… peut-être 30 secondes. Mais tu sais, 30 secondes, c’est long quand on attend ! Et il m’a regardé et il a dit :
« Edmund, la personne assise à côté de toi pourrait être l’un d’entre eux, et tu ne le saurais pas. »
Et tu peux en tirer tes propres conclusions, tu sais… Qu’ils sont comme nous. C’est une réponse effrayante...
Dans beaucoup d’histoires que tu peux entendre, ils peuvent prendre une forme animale. Surtout, ils peuvent prendre la forme de quelque chose de sombre. Une des histoires préférées en Irlande est celle du chien noir. Il y a un énorme chien noir avec pas une once de poil blanc. Et on ne sait jamais si les Irish fairies sont masculins ou féminins. Et souvent, dans ces histoires, on entend parler d’un fairy fort (ndlr – demeure féérique, souvent circulaire, qu’on trouve partout dans les campagnes, plus de 40 000 selon Eddie). Donc, ils peuvent prendre une forme animale mais aussi une forme humaine. Ce sont des métamorphes. Mais tu n’entendras jamais parler d’eux comme des petites personnes dans ce que j’ai collecté. Tu verras cela dans les livres, mais dans les vraies histoires de fées irlandaises, les vraies histoires de fées ont tendance à être plus sobres, plus effrayantes.
Si tu prends les vrais contes de fées au sérieux, tu t’occupes de tes affaires, tu ne les déranges pas. Parce que, si tu ne le fais pas, tu le regretteras. Si tu lis mon autre livre, Meeting the other crowd, c’est un recueil des histoires que j’ai recueillies auprès des personnes âgées, dans leurs propres mots, juste à partir de mes enregistrements, transcrites à partir de mes enregistrements et… C’est… eh bien… Il y a des choses que je ne ferais pas moi-même, sincèrement. Je ne prendrais rien dans un fairy fort. Je n’interférerais pas de quelque façon que ce soit avec eux. Tout le monde peut se moquer de moi… Les gens ne le feront pas ! Les gens ne rient pas. Il y a des endroits où vous ne passeriez pas la nuit après avoir entendu certaines de ces histoires que j’ai recueillies. Parce qu’il y a vraiment beaucoup d’histoires qui sont horribles. Bien sûr, le folklore, c’est les gens.
– As-tu recueilli la plupart d’entre eux dans l’Ouest de l’Irlande ?
– Oui, oui. Parce que je n’avais pas de fonds. Ces histoires, je les ai recueillies de ma propre poche. Aussi simple que cela. Je serais allé plus loin si j’avais eu plus d’argent, mais ce n’est pas le cas. Peut-être comme toi. Mais j’en ai collectés assez. J’aurais aimé que ce soit plus mais j’ai assez de récits recueillis ici, assez pour 15-20 livres de plus. Mais je n’arriverai jamais à les écrire. Je le sais. J’ai 71 ans. Et le livre que je suis en train d’écrire sur les souvenirs militaires, ça m’a déjà pris 5 ans. Je vais te montrer, tu peux venir ici, je vais te montrer…
Je suis Eddie, et derrière le salon se trouve ce que j’appellerais son temple : son bureau. J’ai l’impression de pénétrer dans son intimité, un peu gênée, même s’il m’a invitée à y entrer. Des étagères de livres du sol au plafond sur tout un pan de mur, des piles de feuilles volantes, remplies manuscritement, des cassettes audios enregistrées, nombreuses. Mais, pas d’ordinateur. Eddie écrit ses livres manuscritement. Il me montre et m’explique à quelles sections de son nouveau livre correspondent telles ou telles piles de feuilles, posées sur un meuble bas ou à même le sol, autour de sa chaise de bureau.
Eddie me montrera aussi son mémoire de master sur la phonétique, d’une épaisseur plus qu’encyclopédique.
En écoutant mon enregistrement pour retranscrire cette interview, j’ai ri de constater le nombre de « ouah ! » que j’ai lancés durant la dizaine de minutes où je suis restée plantée dans cette pièce, comme une enfant.
Il était temps de prendre congé. Avant de quitter Eddie, je lui ai demandé s’il pouvait dédicacer l’un de ses livres que j’avais emmené, un livre de contes pour enfants, à dédicacer pour ma fille.
– Tiens, tu es gaucher toi aussi.
– Gaucher, mais droit d’esprit !
Ça, je l’avais remarqué bien plus tôt lors de notre entrevue !
Si l’univers d’Eddie, le folklore irlandais, l’histoire irlandaise, ses livres vous intéressent, et que vous avez un peu d’anglais, voici les liens vers :
Le site officiel d’Eddie Lenihan
La page Facebook d’Eddie Lenihan
Vous pouvez aussi laisser un commentaire ci-dessous pour partager ce que vous avez pensé de cette 13ème interview de ce Tour d’Irlande. 😉
Superbe photo d’Eddie avec son auréole de cheveux roux.
Il connait Seamus qui fabrique des chaussures pour les fées ?
Eddie est une mémoire vivante.
C’est vrai que la jeune génération n’aura pas grand-chose à transmettre. 🙁
Le travail d’Eddie pour la mémoire collective irlandaise n’a pas de prix. Quant à la photo, elle n’a pas été facile à prendre : je n’avais pas beaucoup de place où poser mes pieds ! 😉
Merci, Eddie, merci Aurélie ! A nouveau, un article passionnant. A « l’écouter », je me demande si Eddie n’est pas un être de l’Autre Peuple (il en existe plein de bienveillants), en tous cas son messager charismatique que tu relaies pour notre grand plaisir.
» A « l’écouter », je me demande si Eddie n’est pas un être de l’Autre Peuple », je me disais exactement la même chose en l’écoutant (avec sa voix et sa présence, c’est encore autre chose que de lire ses mots…).
Bel article sur ce personnage passionnant merci Aurélie