J’avais choisi de faire un tour en Black Taxi à Belfast, côté Irlande du Nord. Les Black Cabs, comme on les appelle, sont devenus une attraction touristique à Belfast depuis que le tourisme peut s’y développer, depuis la fin de la guerre civile et les accords de paix de 1998. On réserve des tours en Black Taxis à Belfast comme on réserve une visite guidée dans un château, le guide étant ici le chauffeur… issu des quartiers visités de Belfast. Détail d’importance.
Mais faire un tour en Black Taxi à Belfast, dans les quartiers ouest de la ville, n’est pas une visite touristique comme les autres. C’est un plongeon perturbant au coeur d’une réalité encore bien présente, d’un passé trouble et mouvementé, en traversant des quartiers catholiques et protestants que des murs et des barbelés séparent encore.
Pour bien comprendre cet article, et si vous n’êtes pas familier de la guerre civile communément appelée « les Troubles d’Irlande du Nord » et du vocabulaire qui y est lié, je vous invite à visionner ma vidéo Comprendre l’Irlande simplement.
L’histoire des Black Taxis de Belfast en Irlande du Nord
L’histoire des Black Taxis de Belfast est bien liée aux Troubles d’Irlande du Nord, notamment aux évènements qui se sont déroulés à partir de la fin des années 60 dans les quartiers Ouest de Belfast, à majorité catholique. En effet, en réponse à une situation de guerre civile et des violences qui prenaient forme entre les communautés catholiques et protestantes de ces quartiers, le gouvernement britannique avait décidé d’y suspendre les lignes de bus citadins, de même dans les quartiers nord. Les communautés respectives ont donc mis en place des taxis partagés qui permettaient aux habitants de se déplacer depuis leur propre communauté et à travers la ville. Bien sûr, il y avait (et y a toujours) des Black Taxis pour catholiques conduits par des chauffeurs catholiques de ces quartiers, et des Black Taxis pour protestants conduits par des chauffeurs protestants de ces quartiers. Pour l’anecdote, catholiques comme protestants ont décidé, sans concertation évidemment, d’utiliser pour ces services communautaires les traditionnels et spacieux taxis noirs londonniens, les Blacks cabs.
Pendant 3 décénnies de guerre civile, les Black Taxis des deux communautés de Belfast transportaient les habitants à travers la ville, habitants qui n’avaient pas d’autres moyens de transports en commun pour se déplacer. Les chauffeurs de ces taxis communautaires prenaient souvent des risques, notamment s’ils s’approchaient trop près des zones de l’autre communauté. Au dépôt des Black Taxis catholiques de Belfast, une plaque commémore les 8 chauffeurs de taxis catholiques « assassinés durant leur service ».
Après les accords de paix de Belfast de 1998, aussi appelés Accords du Vendredi Saint, les taxis communautaires catholiques et protestants ont continué d’opérer, rendant service aux habitants des quartiers résidentiels où les réseaux de bus n’avaient toujours pas été déployés. Ces services de Black Taxis communautaires existent toujours aujourd’hui à Belfast dans ces mêmes quartiers. Ils avaient été suspendus en 2020 durant la pandémie COVID-19 mais ont depuis repris du service.
Prélude à mon tour politique en Black Cab
J’avais décidé de le faire ce jour-là, bizarrement. J’aurais pu aller n’importe sur l’île pour cette journée d’auto-récompense, mais j’avais choisi le comté d’Antrim, la Chaussée des Géants, la route de la côte Nord, et avant ça, en début de journée, arrêt à Belfast. Belfast pour une seule et unique raison : faire un tour en Black Taxi dans les quartiers Ouest de Belfast. Les quartiers Ouest de Belfast, tout le monde en a déjà vu des images, même sans intérêt particulier pour l’Irlande, même sans forcément savoir ce qu’elles étaient ou à quoi elles étaient associées : ces images, ce sont celles de fresques murales politiques qui ont fait le tour des télés du monde, bien avant l’arrivée des réseaux sociaux.
C’est lorsque j’ai commencé à m’intéresser à l’Irlande, à l’adolescence, que j’ai réalisé n’être que la 2ème génération de toute l’histoire de mon pays, la France, à n’avoir jamais connu la guerre chez moi et surtout, que j’ai pris conscience de ce fragile privilège doré qu’est la vie dans un pays en paix. La chance et le hasard de la naissance.
Cette insouciance politique de naissance me rend la réalité de Derry et Belfast très difficilement supportable et le tourisme qui s’est développé autour des Troubles, de la guerre civile en Irlande du Nord, n’a de fait jamais été ma cup of tea. Et jusqu’à quelques années en arrière d’ailleurs, je ne faisais pas de tourisme à Belfast, parce que je n’arrivais pas à passer outre ces barbelés, ces fresques, ces graffitis, ces posters, ces affiches, ces auto-collants sur les panneaux routiers ou les feux piétonniers, ces drapeaux britanniques, toutes ces revendications omniprésentes qui me rappellaient que j’étais sur un territoire qui était en guerre civile jusqu’en 1998, 5 petites années seulement avant mon installation sur l’île. Et le plus insupportable, pour moi, était de me dire que tous les gens que je croisais alors avaient connu la guerre, comme un quotidien. Tout ça, à seulement 1 heure d’avion de la France, à 2 heures de route de Dublin où je vivais. Une réalité trop dure à laquelle être confrontée physiquement, sur place. En être consciente, en entendre parler à distance, suffit à me bouleverser, aujourd’hui encore. Je n’ai pas besoin de le témoigner de mes propres yeux. Je n’en ai pas l’envie non plus.
Mon tour en Black Taxi à Belfast
Alors, qu’est ce qui m’avait pris ce jour-là, d’avoir envie de faire un « political tour » en black Taxis dans les quartiers Ouest de Belfast et surtout, d’aller à Belfast uniquement pour ça ? Sans doute que je me pensais prête et disposée.
C’est avec Micky que je monte, dans son Black Taxi, devant, « la meilleure place ! » me lancera-t-il en s’installant au volant, à côté de moi. Privilège de voyageuse solitaire. A l’arrière, une famille allemande, les parents et leurs deux fils en fin d’adolescence.
Micky, prénom catholique que j’apercevrais au démarrage, tatoué maladroitement sur sa main gauche posée sur le levier de vitesse. Un accent que même un couteau de cuisine n’arriverait pas à couper, je me demande ce que la famille allemande installée à l’arrière comprend du flot des mots qui sortent de la bouche de notre guide, avec qui je tape causette dans la bonne humeur pendant les cinq minutes qui nous séparent de notre premier arrêt.
Premier arrêt côté catholique, un quartier ouest de Belfast appelé The Falls. Déjà muré. Déjà des barbelés. Déjà la lourdeur. Et le tour ne fait que commencer. Tiens bon, Aurélie !
– Je tiens à vous préciser que ce que je vais vous raconter, c’est mon point de vue, celui d’un catholique qui a grandi ici pendant les Troubles. Ce tour serait sans doute totalement différent s’il vous était raconté par un protestant venant de l’autre côté du mur. Ce que je vous partage n’est qu’une version, avec mon point de vue de catholique.
C’est au pied de la Divis Tower que notre tour commence, sur la Falls Road. Divis Tower est une moche tour résidentielle, tout ce qu’il y a de plus moche pour une tour qui existait déjà à la fin des années 60. Je n’ai pas son année de construction exacte, et je m’en fiche à vrai dire. Mais je sais qu’elle existait déjà en Août 1969, et que Hugh McCabe, âgé de 20 ans, et Patrick Rooney, âgé de 9 ans, y résidaient. Et y ont été assassinés par la RUC, les forces de police protestantes, en cet été 1969. Je le sais, et tout le monde le sait, parce qu’une banderole immense avec leurs visages est étendue sur la facade de la tour, au premier étage. Micky nous montre les impacts des balles aux fenêtres. Il nous montre le mur de l’autre côté de la rue, et de l’autre côté du mur, ce sont les quartiers protestants. Et ce mur, Micky le pointe en nous disant qu’ils y étaient fouillés sans arrêt, juste en sortant dans la rue, que n’importe qui pouvait se faire contrôler par les forces militaires britanniques qui occupaient la zone pendant les Troubles. Micky était un jeune adolescent au début des Troubles, il habitait le quartier catholique des Falls et de la Divis Tower.
– Vous voyez cette fresque anti-racisme sur le mur ? On n’a pas attendu le mouvement Black Lives Matter pour la faire. Elle était là bien avant. Parce que pour nous, catholiques de ces quartiers de Belfast, on sait ce que c’est que la ségrégation, depuis longtemps. Nelson Mandela a toujours été soutenu chez nous, l’apartheid, la ségrégation, n’importe où dans le monde, on y est solidaire, parce qu’on sait ce que sait. Vous le constaterez sur les fresques murales, partout, plus loin.
On remonte dans le taxi de Micky. Je n’en peux déjà plus de ce mur sans fin que l’on longe. Une section qui fait 5 kilomètres de long nous dit Micky en roulant, une muraille érigée à l’origine en 1969, entre le quartier protestant de Shankill et le quartier catholique des Falls, comme une protection temporaire contre les attaques paramilitaires des deux communautés qui vivaient côte à côte. Du temporaire qui dure, 55 ans après sa construction. Et 25 ans après les accords de paix.
On reste côté catholique, on s’arrête ensuite devant la portion qui s’appelle le mur international : Nelson Mandela, Che Gevara, Gandhi, Bob Marley, drapeaux palestiniens, autant de symboles peints par les résidents, entre des héros du nationalisme irlandais, pour affirmer leur soutien, leur solidarité, leurs combats communs. Des fresques politiques qui aujourd’hui encore ne cessent de se renouveler.
Tour classique sur Falls Road, en passant par l’inévitable Bombay Street, là où a été fondé le Provisionnal IRA pendant les Troubles, là où se trouve un mémorial avec trop de noms de victimes, là où se trouve un mur surmonté d’un grillage encore plus haut que lui, et de protections fortifiées qui viennent jusque sur les toits des maisons qui sont à la base de cette séparation d’au moins 10 mètres de haut, parce qu’aujourd’hui encore, des projectiles sont lancés de parts et d’autres de cette frontière aussi hideuse que nécessaire. A ce stade, j’ai la gorge nouée et le visage fermé. C’est terrible de penser que des enfants naissent ici au 21ème siècle, aux pieds des barbelés, et y grandissent. A 1h d’avion de la France, à 2 heures de route de Dublin, où je vis.
Des murs, des barbelés, mais à Belfast, dans ces quartiers, il y a aussi, encore, un couvre-feu qui se matérialise par des grilles, véritables portails de sécurité infranchissables que la police ouvre et ferme quotidiennement, matin et soir, sur différents axes qui traversent ces fortifications de Belfast Ouest séparant catholiques et protestants. 25 ans encore après les accords de paix.
En franchir une à pied, avec Micky et cette famille allemande, m’est très étrange. Une grille, et ce sont deux mondes opposés côte à côte, peints sur les murs. D’un côté le drapeau palestinien, de l’autre, côté protestant, le drapeau israélien. Parce qu’ici, l’opposition se retrouve dans chaque sujet, chaque combat.
Je n’arriverai pas à photographier les fresques de paramilitaires masqués pointant leurs mitraillettes vers moi, j’aurai déjà du mal à y faire face. Pourtant, Micky nous invitera à expérimenter la Shankill Mona Lisa, une fresque avec deux paramilitaires qui vous visent de leurs armes, où que vous vous placiez. Ces fresques d’une violence inouïe se situent dans des quartiers résidentiels, protestants pour cette dernière, au mileu des habitations. Se lever, commencer une nouvelle journée, rentrer de l’école ou du travail, et avoir ça sous les yeux, tout le temps, toute la vie. Mon coeur pleure.
J’ai un amour profond, presque visceral pour cette île et ces évidences peintes d’un conflit ancestral qui se présentent là, devant mes yeux, me paraissent être autant de cicatrices béantes d’une Histoire dont mes contemporains écrivent encore les pages, et que je ressens jusque dans ma chair.
Le tour se termine au bout d’une heure ou d’une heure et demi, je ne sais plus. Je finirai en larmes, des sanglots incontrolables, submergée, lors de notre dernière halte devant une portion de cette muraille ironiquement nommée « Peace Wall« , le mur de la paix.
La Russie venait d’envahir l’Ukraine de ses chars quelques jours plus tôt. Le couple d’Allemands devait avoir l’âge de leurs enfants quand une autre mur, celui de Berlin, est tombé en 1989. Tout se bouscule dans ma tête, y compris des chansons, en Français, en Anglais.
– Ce n’est pas grave, c’est normal pour nous ! Il a toujours été là ! C’est juste normal ! tente de me réconforter Micky.
Le pauvre Micky ne sait pas que, plus il me répète que ce mur est normal, plus mes larmes coulent.
Il nous présentera à chacun un marqueur, pour inscrire un mot sur cette portion de mur. Alors que les quatre membres de la famille allemande le font spontanément, je me retrouve devant ce mur, un crayon à la main, n’ayant absolument aucune inspiration. Moi pour qui écrire est habituellement si facile, si naturel.
Après quelques instants avec syndrome de la muraille blanche, je rendrai son marqueur à Micky :
– Je suis désolée, Micky, je ne peux pas… Je ne sais pas…
Il y a actuellement 97 murs barbelés, tous plus hauts les uns que les autres, qui séparent ces quartiers protestants et catholiques de Belfast. 20 d’entre eux ont été construits depuis les accords de paix de 1998.
Vos commentaires ci-dessous sont les bienvenus, si cet article ne vous laisse pas en manque d’inspiration comme ce fut le cas pour moi, à la fin de ce tour en Black Taxi à Belfast, dans ses quartiers catholiques et protestants de l’Ouest de la ville. Vous pouvez aussi partager cet article, ainsi que me rejoindre dans la newsletter mensuelle dans laquelle je partage, de manière plus confidentielle, toujours un peu plus d’Irlande.
Hello… j’ai fait aussi mon tour en Black Cab avec Paddy et just mon mari.. Très sympa chauffeur qui nous a emmené partout et tout expliqué.. passage entre 2 grilles, signature sur le mur, passage au ralenti dans les cités et je l’ai fait rire en lui demandant si c’était la prison ! non c’était la garda et ses barbelés !! Malgré ma peine de voir tout ça on a passé 2 heures instructives et fatalistes.
Merci du partage Yeveline. Oui, ces tours sont de toute maniere instructifs, une approche originale mais qui reflète pourtant une facette de Belfast encore bien réelle.
Je termine la lecture de ton article la gorge serrée et les larmes aux yeux. J’ai ressenti les mêmes choses lorsque j’ai fait ce tour en black cab il y a des années. C’était lors de notre 3eme séjour en Irlande du Nord, je crois, et je repoussais sans cesse car j’avais peur de ne pas suffisamment bien comprendre le discours de notre chauffeur. Mais finalement il n’y a pas besoin de discours pour comprendre, les impacts de balles, les grilles, les fresques parlent d’elles même… J’avais écrit un article sur mon blog suite à cette visite. Si ça t’intéresse, je te donnerai le lien.
Merci en tous cas d’avoir exprimé tout ça, mieux que je ne l’ai fait moi.
Orianne
Merci Orianne. Je ne pense pas qu’on puisse finir un tour en Black Taxi à Belfast en y restant indifférent, même, comme tu le dis, si on ne comprend pas grand chose de ce que dit le chauffeur. 😉 Je veux bien le lien de ton article, je ne l’ai pas trouvé sur ton blog. 🙂
Voici le lien. Il a presque 10 ans déjà 😳
http://aupaysdoz-photographie.blogspot.com/2013/11/belfast.html?m=0
Voici le lien. C’était il y a 10 ans déjà 😳
http://aupaysdoz-photographie.blogspot.com/2013/11/belfast.html?m=0
Je l’ai lu (en entier 😉 ) et il est très bien. Le ressenti est le même, même à 10 ans d’intervalle…
Chapeau pour cet article, important : il ne se contente pas de relater une situation passée pourtant si présente, il y a surtout la mise à nue de tes émotions devant les stigmates d’un affrontement politique entre deux visions de l’avenir de l’Irlande (et en 1980, je ne voyais devant l’omniprésence martiale britannique que le combat des Irlandais contre l’oppresseur, le colonisateur). Par deux fois, tu insistes que ça se trouve à une heure d’avion de Paris, que ta génération n’a pas connu de guerre si proche de son quotidien – la mienne non plus… pourtant, si, la guerre en Yougoslavie où j’ai voyagé avant qu’elle n’explose – et dire qu’avec l’Irlande, nous faisons hélas partie des 93 membres de l’ONU qui ont reconnu l’indépendance du Kosovo !
Pour les prochaines élections en Irlande (occupée) du Nord, le Sein Fin est donné favori. Leur programme est connu, mais si le premier ministre sortira de ses rangs, il faudra désigner un vice-premier ministre unioniste (U.D.P.)… un refus catégorique est annoncé par les protestants qui refuseront de travailler « avec leur pire ennemi » en cas de leur victoire électorale !!!
Verrons nous un jour une Irlande ayant recouvré l’intégrabilité de son territoire?
En ce qui me concerne, je l’espère !
La France n’a jamais rien dit sans doute pour ne pas froisser son Cher voisin, l’Angleterre.
Ce n’est pas normal d’avoir laissé faire.
Bises
Fabienne